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Agroécologie : des fermes exemplaires plombées par la crise du bio et le dérèglement climatique

[Extrait] En Beauce, surnommée le « grenier de la France », des agriculteurs engagés en faveur de la transition agricole montrent qu’un modèle alternatif est possible sur une terre dédiée à l’exploitation intensive. Mais ils essuient les plâtres et lancent un appel au réveil écologique.

Philippe Paelinck monte sur une petite butte qui surplombe ses champs. Avant de parler, il demande d’écouter. « Qu’est-ce que vous entendez ? »
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PhilippePhilippe Paelinck monte sur une petite butte qui surplombe ses champs. Avant de parler, il demande d’écouter. « Qu’est-ce que vous entendez ? » Des chants d’oiseaux, des mélodies proches et une, au loin, plus musicale que les autres. « Une alouette », précise-t-il. Hier, le paysan a croisé un épervier, le prédateur des oiseaux qui signale le retour fracassant de la biodiversité sur ses terres.

Il y a une dizaine d’années, avec son épouse Brenda, ils ont hérité d’une ferme silencieuse au nord de l’Eure-et-Loir. Une monoculture céréalière en conventionnel, sans rotation des cultures, gorgée d’engrais et de produits chimiques, « le pire du pire », décrit Philippe Paelinck. Aucun oiseau à l’horizon. « Quand j’ai un moment de découragement, je monte sur cette butte, je me rappelle le silence et j’écoute le retour incroyable de ce qui n’aurait jamais dû disparaître. »

Philippe Paelinck, agriculteur biologique en Eure-et-Loir. © @ Floriane Louison

Dans sa cuisine, une croix est suspendue au-dessus de la porte. Philippe Paelinck est croyant. Pour expliquer son déclic agroécologique, il cite une référence catholique : « Si vous voulez sauver la maison commune, sauvez votre maison à vous. » Avant, il s’occupait d’une autre maison : il était directeur de la stratégie climatique de la branche énergie de la multinationale Alstom. En 2016, il décide de lâcher le lobbying international sur le prix du carbone – sa mission à l’époque – pour sauver l’exploitation familiale de la déroute écologique.

Il passe ses 80 hectares de blé industriel en agroécologie biologique sans labour. Partout, il plante des arbres et, en dessous, des cultures de céréales diversifiées en rotation longue, de la luzerne, du blé, du mais, de la féverole, de l’avoine, de l’épeautre, du seigle, des lentilles, du triticale, des pois. Elles ont été semées sans retourner la terre au préalable, sans pesticide ni herbicide. Le terrain a été divisé en vingt-sept parcelles séparées par des bandes herbeuses parcourues de 3,5 kilomètres de haies et pâturées par un troupeau de brebis pour régénérer la fertilité des sols. Difficile de faire plus radical et exemplaire. Mais depuis qu’il a commencé, il n’a jamais gagné sa vie.

Je n’ai jamais voulu travailler comme mon père.

Pascal Coeurjoly, polyculteur-éleveur

En Eure-et-Loir, les exploitations biologiques recouvrent un minuscule 2 % de la surface agricole. Au cœur de la plaine de Beauce, la culture dominante est à l’agriculture intensive. Le paysage est blond et vert, plat et rectiligne. Des champs de blé ou de maïs s’enchaînent à perte de vue. Une grande partie des arbres, des haies, des herbes folles ont disparu et plus de 40 % des espèces d’oiseaux avec.

Surnommée le « grenier de la France », la Beauce est la première région européenne pour la production de céréales. Pour tenir ce rang, la main a toujours été lourde sur l’irrigation, les engrais, les pesticides, la course au tracteur le plus gros. Une machine emballée où le gigantisme est valorisé avant tout. Prendre un autre chemin est une aventure courageuse.

Pascal Cœurjoly, polyculteur-éleveur, installé à Villiers-Saint-Orien (Eure-et-Loir). © Floriane Louison

« Je n’ai jamais voulu travailler comme mon père », commence Pascal Cœurjoly, polyculteur-éleveur, installé à Villiers-Saint-Orien (Eure-et-Loir). Quand en 2003, après ses études agricoles, il a repris la ferme familiale, ce fils et petit-fils de paysans sème sans labourer avant. « Pour mon père, c’était impossible de faire du blé sans traiter. » Il parle de sa conversion au bio comme d’une « libération ». « Je n’avais jamais supporté la chimie. » Il a ajouté un petit élevage de volailles en plein air au milieu des céréales.

Il est fier de sa ferme, et derrière les poulets, son champ de blé est magnifique, mais il galère. La coopérative bio, Axereal, qui lui a vendu les semences, à laquelle il adhère et avec laquelle il est en contrat, l’a appelé, en avril, pour lui dire qu’elle n’achètera pas le fruit de son travail, faute de marché. Une pratique complètement déloyale. La vente à la ferme des volailles s’est aussi écroulée de 20 % cette année. Et les difficultés s’ajoutent aux problèmes : « Je ne trouve plus de personnel. Pour l’instant, c’est une retraitée qui vient me donner un coup de main. »

« Je travaille trop et je traverse des moments difficiles. Donc je m’interroge beaucoup : est-ce que je tiens bon ou alors est-ce que je me détache… Parce qu’il y a une solution, c’est de repartir en conventionnel – mes voisins s’en sortent bien –, mais ça me ferait mal. Je n’ai pas le temps de jouer avec mon fils mais je travaille pour lui, pour le climat. C’est son avenir aussi. »

Des conversions déstabilisées par la crise du bio

Philippe, Pascal et douze autres agriculteurs et agricultrices du département ont lancé il y a trois ans un GIEE, un groupement d’intérêt économique et environnemental. Ce dispositif a été créé en 2014 pour favoriser la transition écologique de l’agriculture en France et permet notamment aux paysan·nes de se former. Dans le groupe, il y a des bio ou non, en circuit court ou long. Ce sont majoritairement des céréaliers en milieu de carrière, des filles et fils d’agriculteurs qui se posent des questions sur le modèle agricole transmis par leurs parents.

En une poignée d’années, ils ont expérimenté des techniques agricoles ultrapointues et respectueuses de l’environnement, mais aussi un réseau de solidarité opérationnel et des projets inventifs. C’est le GIEE le mieux financé de la région, avec 125 000 euros sur trois ans pour soutenir cette épopée agroécologique. « Ils ont le capital économique, intellectuel, ils ont tout pour opérer ce virage dans les meilleures conditions possible, mais chaque jour un nouvel élément vient les entraver », décrit Alexandra Céalis, coordinatrice du groupement.

Cet été, un membre du GIEE a pris sa décision. Converti au bio à la sueur de plusieurs années de travail, il retourne en arrière pour une multitude de raisons, dont celle de ne pouvoir en vivre correctement. Avec environ 3 400 déconversions enregistrées en 2022, le phénomène est en légère hausse en France, mais surtout se cumule avec une baisse des conversions de 5,5 points par rapport à l’année précédente et une diminution de la part du bio dans le panier des Français·es. « Il y a un enjeu de long terme sur le développement de l’agriculture biologique, qui est hypothéqué », alerte Laure Verdeau, directrice de l’agence bio.

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En cause, l’inflation, mais aussi le développement de multiples labels, plus ou moins fiables et exigeants, qui embrouillent la clientèle, ou encore la « perte du vouloir d’achat », selon les mots de l’agriculteur Pascal Cœurjoly. « Les gens mettent moins d’importance à ce qu’ils mangent. C’est en train de tout détruire. » Pour l’agence bio, il faut d’urgence remobiliser la demande et mieux sensibiliser les consommateurs et consommatrices. « Pour donner un exemple, en bio, il faut souvent intégrer des légumineuses comme les lentilles dans la rotation des cultures pour fertiliser les champs, donc il faut éduquer à manger des lentilles, sinon il y aura trop de lentilles par rapport à la demande. »

Nous sommes la locomotive qui essuie les plâtres.

Amandine Dupuy, cultivatrice

« Je ne veux vraiment pas repasser en conventionnel, je veux au contraire qu’on soit plus nombreux en bio », insiste Amandine Dupuy, une agricultrice du GIEE installée à Challet, dans le Thymerais (Eure-et-Loir). Les pesticides et les engrais n’ont pas d’avenir. C’est une aberration écologique de les produire comme de les mettre dans la terre. » Son grand-père en est mort, victime d’une maladie Parkinson reconnue comme maladie professionnelle. Son père a souffert lui aussi d’un métier imposé, épuisant et pas assez rémunérateur. Son retour à la terre à elle devait briser le cercle destructeur.

Amandine Dupuy, cultivatrice bio installée à Challet, dans le Thymerais (Eure-et-Loir). © Floriane Louison

« Quand ma grand-mère est décédée, ça été une évidence pour moi de reprendre la ferme de mon père, et c’était aussi évident d’aller vers un modèle qui a du sens. » Elle convertit les 150 hectares cultivés par sa famille depuis le début du XXe siècle en bio. « Mon père, quelque part, il était content de cette conversion, mais il avait peur. » De la nouveauté, peur pour elle et de l’échec, peur aussi de faire autrement que les autres et des commentaires dans le milieu agricole local. « Papa, il avait honte. »

Elle avance mais avec des bâtons dans les roues. L’année dernière, elle a perdu une partie de son sarrasin, contaminé par un herbicide autorisé mais extrêmement toxique, le prosulfocarbe, pulvérisé dans les champs alentour quelques jours avant sa moisson. Les niveaux dépassaient près de 100 fois la limite maximale, rendant ses céréales impropres à la consommation humaine comme animale. Elles sont parties brûler dans un méthaniseur.

Des conversions compliquées par la crise climatique

« Je pensais que j’allais faire du mieux que je pouvais et que la nature allait faire le reste », continue Amandine Dupuy. Mais un demi-siècle de chimie, de labour, de tracteurs géants ne s’efface pas si facilement. « Il faut des années de travail et de patience avant de retrouver ici des sols fertiles », explique la cultivatrice. Elle tente de multiples techniques agroécologiques mais la réalité d’une planète abîmée par les activités humaines impose une réadaptation constante. « Cela demande une grosse réflexion et génère beaucoup de ratés. »

Dans le groupe, certains fabriquent leurs propres intrants naturels pour le démarrage et la défense des cultures. « On a fabriqué nous-mêmes des ferments plus efficaces que ceux qui sont commercialisés, se félicite-t-elle. On travaille au microscope, on est microbiologistes ! C’est une véritable transition agricole », rappelle l’agricultrice. Il faut trouver des solutions, inventer, tester. L’investissement est chronophage, coûteux et largement bénévole. « On manque énormément de visibilité, on est très peu valorisés. »

Sept ans après, Philippe Paelinck n’a toujours pas trouvé « la suite culturale qui va bien ». « Par exemple, en 2021, je fais de la luzerne, puis je passe au blé et là, c’est un été horriblement humide, donc la luzerne repousse et le blé est fichu. J’ai fait du mauvais foin. » Comment assurer, derrière, une luzerne sans asperger d’herbicide ? « Pour répondre à cette question, cela demande une somme de connaissances et de savoir-faire qui se sont déjà largement perdus et qui, pour certains, n’existent pas encore. Le prix à payer de la conversion est extrêmement cher. En face, il n’y a pas le soutien nécessaire », dénonce-t-il lui aussi.

« Agriculteur, c’est 70 heures par semaine et plus si vous voulez faire bien. C’est trop de boulot. Il faut être mécanicien, électricien, informaticien, agronome, paysan, comptable, éducateur de chien de troupeau, microbiologiste. Il faut endurer la pénibilité, investir, s’endetter, gagner peu et faire avec des déséquilibres climatiques et environnementaux », égrène l’ex-cadre haut placé.

Parfois, il perd espoir de « sauver sa maison ». « Il n’y a rien de tel que de faire de l’agriculture pour voir à quelle point la nature déraille, et c’est peut-être trop tard, le système est trop emballé et inarrêtable. » Selon les régions, entre un quart et la moitié des aspirantes et aspirants agriculteurs veulent faire de l’agriculture biologique, d’après des données de l’agence bio. « Le projet de ma ferme était une expérience qui m’a permis d’acquérir des connaissances pour les générations suivantes, conclut Philippe Paelinck. Maintenant, je suis prêt à les passer. » Il est sûr de faire « l’agriculture de demain ». Même si demain est peut-être loin.

Floriane Louison

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© Floriane Louison / 14 juillet 2023 à 17h01

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